Icones de la plasticité au féminin

Icones de la plasticité au féminin

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«Icones de la plasticité au féminin » est le titre qu’a choisi l’artiste peintre et écrivaine marocaine Loubaba Laalej pour son nouveau recueil de textes et œuvres fraîchement paru à l’occasion de la Journée internationale de la femme.  Sur cette publication, elle a écrit : « De tous temps, il y eût des femmes créatrices de talent. Elles ne pouvaient s’exprimer librement. L’artiste homme, qui tenait à sa place, leur fit de l’ombre. Il faisait de l’art son privilège ! La passion, le courage, le talent et le génie n’ont pas de sexe ».

Vers un musée imaginaire au féminin

L’initiative de Loubaba Laalej a quelque chose d’inédit. La question, une question de taille, une question quasiment sans réponse, pour la simple raison que peu d’historiens de l’art s’y sont penchés : existe-t-il une plasticité féminine ? L’art a-t-il un sexe ? Voilà une grande question à laquelle personne n’a pu répondre, étant donné que ceux qui sont censés, n’ont jamais pris en considération la place de la femme dans l’histoire, et dans l’art en particulier. Certains pourront se demander pourquoi un livre sur les femmes plasticiennes de renom d’ici et d’ailleurs. Durant l’histoire des arts plastiques au Maroc, si l’on peut parler de parité, nous sommes loin du compte. L’histoire même des arts du point de vue masculin est relativement courte.

Le livre si présent n’a rien de gratuit. Ce n’est pas un livre qui va s’ajouter à des centaines d’autres livres consacrés aux arts plastiques du Maroc. L’artiste peintre et écrivaine Loubaba fait ici un travail de réflexion et de synthèse. Pour elle, il ne s’agit pas de dresser un portrait des femmes plasticiennes décédées ou encore vivantes. Elle fait un acte de militantisme, sachant bien que l’art peut-être une action existentialiste engagée. Parité ne veut pas dire forcément faiblesse. Si dans l’histoire des arts plastiques, les femmes se comptent sur les doigts des deux mains, ne signifie absolument pas que leur apport n’a été moindre. Bien au contraire, l’histoire de l’art mondial nous montre que l’art au féminin a jouit de plus de liberté, créatrice et philosophique. Pour une raison qui me semble réaliste, que les palettes masculines se sont toujours emprisonnés dans des classifications, depuis l’air des cavernes. Il y a des milliers d’années, les troglodytes dessinaient tout un bestiaire fabuleux notamment les chevaux .On peut imaginer qu’à cette époque là, des femmes participaient à cette activité, sans aucun problème de parité ou d’équité. Aujourd’hui encore, à travers le monde, beaucoup d’artistes peintres ont fait de leur art …un cheval de bataille ! Cinquante mille ans, ou bien plus que les hommes peignent des chevaux ! L’histoire de l’art nous a montré, bien heureusement, que les femmes artistes, malgré leur petit nombre, peignaient autres choses.

Si les palettes masculines étaient coincées dans des classicismes forcément contre alliant, les femmes, elles, évoluaient dans une certaine liberté intellectuelle. Alors que les hommes peintres, à l’instar d’un Picasso, Magritte, Cocteau « réfléchissaient », les femmes qui osaient taquiner la palette, le moins que l’on puisse dire, étaient rares.

A mon avis, cette réflexion de Loubaba, je dis réflexion parce que c’est plus qu’un simple livre est inclassable. Pourquoi ? Parce que la plasticité faite femme n’a jamais été théorisée. Elle n’a jamais été « livrée », comme si c’était un cas à part. Pour cette artiste peintre et écrivaine, les femmes artistes ont participé judicieusement depuis l’antiquité à l’élaboration sociale. Le monde masculin les a cantonnées dans une reconnaissance mineure.

L’ouvrage de Loubaba vient combler un vide, dans le sens qu’il ne s’agit pas d’un cimetière artistique pour dames disparues mais, bien au contraire, redonner vie à des femmes qui ont marqué la vie artistique, parfois sans qu’elles se rendent compte de la tâche qu’elles ont accomplie. L’écrivaine est convaincue que « la passion, l’audace, le talent et le génie n’ont pas de sexe ».

Louise Vigie Le Brun, Artemésia, Frida, Zaha Hadid, Baya,  Camille Claudel, Kusama, Shuren, Chaïbia ,Meriem Meziane , Zahra Ziraoui,  Cindy Sherman, Mutu,Yahne, et bien d’autres encore,  ont appris la plasticité  avec  passion  et intuition. Par quel miracle ?  Critiques d’art ou encore théoriciens de l’art qui se sont penchés sur cette question n’ont pas trouvé de réponse.  Certes, le livre de Loubaba contribuera à nous y aider.

Les idées des femmes plasticiennes comme leurs créations sont des espèces de potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression (peinture, sculpture, design, architecture, photographie, installation, performances…).Chaque expression est un champ aussi créatif, aussi inventif, que toute autre tendance stylistique. La philosophie des femmes artistes consiste à créer ou à inventer des concepts qui répondent à une nécessité et relatent une histoire.

 L’œuvre d’art conçue par Loubaba n’est pas un simple instrument de communication qui se veut la transmission et la propagation d’une information avec ses mots d’ordre. Chez cette artiste polyvalente, Il y a une affinité fondamentale entre les tableaux / écrits   et l’acte de résistance dans le sens mystérieux du terme. Elle estime comme André Malraux que l’art est la seule chose qui résiste à la mort.  Cet acte de résistance dans la plasticité et l’écriture culmine dans un cri intérieur comme un destin face au-vacarme des cataclysmes.

Loubaba, de ce point de vue,  a pu recomposer sa propre famille d’œuvres, qu’elle nomme Anthologie, et communique ainsi, par ce jeu de synapses, avec les siècles et avec le monde. C’est son « Musée imaginaire », particulier à son chantier artistique, puisant dans un fond universel dans lequel chaque lecteur / récepteur retrouve« sa part d’éternité».

 Selon une approche comparative, elle a immortalisé  les repères récurrents de renaissances et de redécouvertes, en  donnant un sens profond   à l’idée de « réincarnation » des œuvres choisies dans son corpus, et ce à travers les réinterprétations et les acculturations d’une civilisation dans une autre. Pour elle, l’universalité de la plasticité, telle qu’elle la conçoit, est une vision contemporaine et rétrospective.  Elle a développé d’ailleurs le caractère trans-générationnel de cette conception de l’art, on ressent que pour elle  la création a quelque chose à voir avec l’état d’esprit et non avec l’identité sexuelle.

L’art n’est pas nécessairement déposé dans l’objet, de même que le sens, dirait Michel Foucault, n’est pas déposé dans les choses. Tout objet, profane ou sacré, peut-être un jour inscrit dans le musée imaginaire, dès qu’il se met à parler à l’imagination d’un être humain. C’est exactement le cas des œuvres réalisées par les femmes plasticiennes qui ont inspiré Loubaba  par leurs univers pleins de sens dès leur  création,  sans   tomber   aves le temps dans l’insignifiance.Il faudrait comparer la vision de l’art chez Loubaba à un animisme au masculin-féminin. L’art, décidément, est un flux, un souffle qui parcourt l’Histoire et fait vivre ou revivre les œuvrespour les arracher au chaos.

« L’art ne s’apprend pas, il se rencontre ». « Nul ne sait où l’art prend ses sources ». De telles citations semblent préparer une anthologie non exhaustive da la plasticité au féminin.  Il s’agit d’une redécouverte des femmes artistes dont la qualité esthétique est voilée ou éclipsée, voirerefusée. Une reconnaissancede la part de Loubaba à l’égard d’un parterre distingué de  femmes exceptionnelles qui appartient déjà à l’élargissement du spectre de l’intelligence et de la sensibilité humaines.

Grâce à son livre « Icones de la plasticité au féminin »,  les femmes créatrices , pour parler  autrement comme Hérodote,  sont «  des oracles qui  n’ont  pas cessé »,  et quiintéressent  toujours  les  passionnés d’art.

 L’idée de cette anthologie estune caution morale et intellectuelle basée sur l’érudition éclectique et la curiosité inépuisable de Loubaba. Une initiative savante et audacieuse  qui n’est pas opposée aux élans de cette artiste peintre et écrivaine, pour qui l’art n’est jamaisdonné d’avance, et, comme l’amour, n’est pas affaire de beauté, mais de passion.

Khalil Rais
Ecrivain et journaliste

Pour un art libérateur et atemporel

Dans sa lettre à Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke établit un lien très fort entre création et existence et affirme dans ce sens : « où je crée, je suis et je voudrais trouver la force de bâtir toute ma vie sur cette vérité » (In œuvres).

 L’écrivaine-artiste Loubaba Laalej réaffirme cette vérité en reconstruisant les parcours biographiques des femmes artistes qui, dans leur lutte, expriment dans la sérénité l’être féminin universel.

Ces figures de la résilience sont célébrées à travers la plume et le pinceau de Loubaba afin que leurs expériences de la liberté puissent être un phare lumineux guidant femmes et hommes.

Cette résilience est un cri de fierté et puissance de vie, telle qu’elle est incarnée par l’itinéraire de Frida Kahlo dont les vertèbres brisées donnent naissance, comme la chenille, au papillon de la liberté.

Le narré icono- poétique de Loubaba laisse transparaitre, par le biais des couleurs chaudes et des portraits rayonnants, la joie de la création que nourrit la souffrance ; cri de fierté et puissance de vivre au féminin thématisé à travers les parcours singuliers de Zaha Hadid , Baya  et Niki de Saint Phalle :  expression du féminin émancipé des carcans géométriques de l’architecture masculine et mise en forme symbolique mettant en exergue la fluidité, la courbe et les mouvements qui miment la gestation et la « grossesse » joyeuse , telles que la laisse deviner l’œuvre de Niki et de Zaha .

Loubaba a su comment s’identifier à toutes ces voix féminines. Elle le fait avec des accents lyriques lorsqu’elle prête sa voix à Chaïbia: « Obsédé, son pinceau crie les sons de ses couleurs. Il désire danser… » . Elle mime cette intuition synesthésique qui inscrit l’éternité dans l’instant de la création et intensifie la joie qui donne éclosion à un autre monde, le monde réel : « Je peins ce que je vois et ce que je vois est réel ! ». Sont réels les coquelicots et les blessures dans un monde d’hommes, mais Chaïbia refuse toute étiquette ; elle est là, sous la plume de Loubaba, accueillante et ouverte à l’universel.

L’autre versant de soi

Les femmes artistes représentées ne versent pas dans le féminisme étriqué ; le masculin n’est jamais considéré comme autre, il est juste l’autre versant de soi, le père, le frère ou le compagnon, Orazio, Talal, et Rodin. C’est pourquoi, dans le monde de Loubaba, il y a une féminité du masculin, une féminité retrouvant l’Un, un ordre d’abondance et de plénitude sans « la pomme et le serpent », lumière, arc-en-ciel embrassant l’universelle condition de l’homme.

L’artiste-peintre Loubaba se sert de la mise en abyme pour mettre en évidence , au-delà du fait biographique , son émotion esthétique devant le visage ; le choix du portrait met en valeur un triple regard : le regard de l’artiste-femme , le regard de Loubaba présente dans ses toiles et le regard du spectateur, regards témoins se regardant à travers les autres car toute contemplation est introspection et quête de soi dans l’autre ; « ah, insensé , écrit Hugo , qui croit que je ne suis pas toi » (Préface des Contemplations).

Un va-et-vient entre le moi et l’autre

L’écriture fragmentaire de Loubaba épouse ce va-et-vient entre le moi et l’autre. Jouant à la fois de la couleur et de la lettre, Loubaba transmet le souci d’embrasser toute la vie, dans ses moindres détails, pour donner sens à l’émotion et à la sensibilité des femmes artistes représentées, « Ecrire et dessiner, dit Paul Klee, sont identiques en leur fond » (A. Khatibi in Maghreb pluriel)

La fragmentation du texte et la multiplication des points de vue permet à l’auteure de se mirer dans les âmes de celles qu’elle chérit. Car, au-delà du sensible, du contingent, du divers, il y a une communauté du destin et une révolte contre tous les préjugés de race, de classe, ou de culture. Révolte contre les séparations, l’exclusion et la polarisation. Les destinées féminines telles qu’elles sont présentées par Loubaba sont peintes et écrites pour réhabiliter et rendre hommage à celles qui, comme Yayoi Kusama, Wangechi Mutu, Shuren Sukhat, Yahne Le Toumelinou Misà, ont défié les barrières, les distinctions de tout genre, et ont, à travers leurs constructions plastiques, changé nos regards et enrichi nos visions.

En somme, Loubaba a su traverser, plume et pinceau à la main, ces destins féminins pour nous initier à l’amour d’un art libérateur et atemporel.

El Assad Hassane
Professeur agrégé, chercheur

Bio -express

Native de Fès, Loubaba Laalej est une artiste peintre et écrivaine. En 2019, elle a obtenu un doctorat honorifique délivré par le Forum International des Beaux-arts (Fine Arts Forum International) à titre de reconnaissance. Elle a, à son actif,  plusieurs publications sur son expérience créative : « Emergence fantastique », « Mes univers », « Matière aux sons multiples », « Abstraction et suggestion », « Femmes du monde : entre l’ombre et la lumière » ( en cours de publication) .

Parmi ses recueils de poésie  ( écrits et œuvres): « Fragments », « Pensées vagabondes »,  « Icônes de la plasticité au féminin ». Livres en cours de publication( écrits et œuvres) : « Mysticité et plasticité », « Melhoun et peinture », « Peinture et poésie »,«Chuchotement du silence », « Musicalité et plasticité »(Tome I),  « Musicalité et plasticité »(Tome II), “Voix intérieure”, “l’art et l’amour “, “la route de lumière”…

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